La rubrique «Parole ‘Eaux’ Acteurs» reçoit Docteur Madiodio Niasse, consultant indépendant et personne ressource au Pôle Eau Dakar.
Question 1 : Une brève présentation de vous ?
Je suis géographe-environnementaliste de formation. Après avoir été enseignant pour quelques années (dans le primaire et le secondaire), j’ai servi (entre 1988 et 1992) comme chercheur dans le bassin du fleuve Sénégal sur les impacts des barrages de Diama et de Manantali qui venaient alors d’être mis en service. J’ai été par la suite conseiller en sciences sociales à l’USAID/Sénégal puis au bureau régional de l’USAID en Afrique de l’Ouest (USAID/REDSO) alors basé à Abidjan. De 1998 à 2000, j’ai rejoint la Commission Mondiale des Barrages alors basée à Cape Town en Afrique du Sud, puis le Bureau Régional de l’UICN pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre basé à Ouagadougou. Entre 2007 et 2008, j’ai brièvement servi comme chercheur dans l’équipe Eau de l’Institut français de Recherche pour le Développement (IRD, Montpellier) avant rejoindre Rome où j’ai dirigé pendant un peu plus de six ans le Secrétariat de l’International Land Coalition (ILC) hébergé par le FIDA. Depuis ma retraite de l’ILC en fin 2014, je suis consultant travaillant surtout sur la gouvernance de l’eau, des terres et de l’environnement. J’ai été président du Partenariat régional de l’eau de l’Afrique de l’Ouest (GWP/AO) entre 2005 et 2007 et membre du Comité Technique (TEC) du Partenariat mondial de l’eau (GWP) de 2012 à 2017. J’ai aussi été Président du Panel d’Experts du Mécanisme indépendant de revue (Independent Review Mechanism) de la BAD de 2017 à 2009. Au cours des deux dernières années j’appuie les efforts de mise en place et d’animation du Pôle Eau Dakar (PED).
Question 2 : La question du partage de l’eau est au cœur de nombreux conflits… comment faire pour éviter ces derniers en Afrique et au Sénégal en particulier ?
Il nous faut d’abord comprendre l’origine des tensions actuelles autour des ressources en eau douce. Comme vous le savez, la population mondiale continue de croitre à un rythme effréné. Estimée aujourd’hui à 8 milliards de personnes, la population mondiale devrait s’approcher de 10 milliards d’individus en 2050. Une des questions centrales que pose cette explosion démographique est de savoir s’il sera possible de nourrir durablement le monde. Cela préoccupe à cause des incertitudes concernant la disponibilité de l’eau douce et les terres cultivables qui sont les piliers de la production agricole. Prenons le cas de l’eau, en rappelant que les trois quarts des prélèvements de cette ressource sont destinés à l’agriculture. Eh bien, si les formes dans lesquelles l’agriculture est pratiquée aujourd’hui restent inchangées, on estime que, d’ici 2050, il faudra 5000 milliards de m3 d’eau douce supplémentaires par an pour satisfaire la demande alimentaire mondiale. Il s’agit là d’une augmentation de 70 % de la consommation actuelle d’eau agricole qui est de 7000 milliards de m³/an. Une telle pression sur les ressources hydriques de la planète est simplement insoutenable. Il faut ajouter que la disponibilité en eau douce est très variable d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre. Et contrairement à une idée reçue, l’Afrique n’est pas particulièrement favorisée par nature en ce qui concerne la disponibilité de l’eau douce. Avec 9% des eaux renouvelables de la planète, l’Afrique est, outre l’Océanie, le continent le plus aride du monde. Au sein même de l’Afrique, les ressources en eau sont très inégalement réparties : les pays hyper-humides côtoient ceux où règnent des climats très arides voire désertiques. Ainsi pendant que les autres continents se ruent vers l’Afrique pour ses terres agricoles et ses eaux, l’Afrique a elle-même grandement besoin de ces ressources pour lutter contre la pauvreté, l’insécurité alimentaire et énergétique et renforcer sa résilience face au changement climatique. L’eau, ressource stratégique, y est donc de plus en plus disputée. Le risque de conflit autour de l’eau découle aussi de la forte interdépendance hydrique entre Etats. Chacun des 48 pays non-insulaires d’Afrique est partie prenante dans au moins un des 60 à 68 bassins fluviaux transfrontaliers que compte le continent. Chaque grand projet de mise en valeur des eaux dans ces bassins partagés est potentiellement source de tension, surtout si de tels projets sont promus et mis en œuvre de façon unilatérale pour un ou des Etats riverains des fleuves transfrontaliers. Il faut cependant dire qu’autant ces bassins partagés sont conflictogènes autant ils offrent des opportunités de coopération inter-étatique, d’intégration régionale et de promotion de paix. En somme, les risques de conflits sont inévitables et les foyers de tension autour de l’eau vont probablement se multiplier dans les prochaines années en Afrique. Il faut les prévenir et les gérer au mieux lorsqu’ils surviennent. Cela peut se faire en accélérant la mise en place et le renforcement des cadres de coopération comme les organismes de bassins (à l’exemple de l’OMVS et l’OMVG). Il faut aussi vulgariser et aider à la mise en pratique des principes promus et des normes émergentes préconisés aux échelles internationale et africaine dans le domaine de l’eau. Je veux parler des conventions internationales sur l’eau (Helsinki 1992 et New York 1997) ainsi que les instruments régionaux tels que la directive régionale sur les grandes infrastructures hydrauliques de la CEDEAO ou le Protocole de l’eau de la SADC (Afrique australe). Parmi les solutions d’avenir pour baisser la pression sur les ressources en eau et atténuer les risques de conflits, on peut mentionner le besoin d’une plus grande efficience dans l’utilisation l’eau (notamment dans l’agriculture), la possibilité d’investir davantage sur les eaux pluviales (par exemple la récupération et utilisation des eaux de pluie) et les eaux souterraines. Ces ressources en eaux pluviales et souterraines peuvent être gérées et utilisées conjointement avec les eaux douces de surface.
Question 3 : Que pensez-vous de la gestion des eaux transfrontières des fleuves Sénégal et Gambie ? Quels sont ses avantages et ses limites pour un pays comme le Sénégal ?
Les fleuves Sénégal et Gambie font partie de la soixantaine de cours d’eau de surface que compte l’Afrique. L’OMVS et l’OMVG sont chargées respectivement de la mise en valeur et de la gestion des bassins du fleuve Sénégal et du fleuve Gambie. Elles sont souvent citées comme exemples voire comme des modèles de coopération interétatique et de gestion pacifique de bassins fluviaux partagés. L’OMVS et l’OMVG figurent en tête du classement des organisations de bassin que Strategic Foresight Group (Think Tank international basé en Inde) publie périodiquement sur la base d’un « coefficient de coopération » qui mesure l’intensité et la qualité de la coopération interétatique. L’OMVS a reçu en 2022 le prestigieux Prix Hassan II de l’Eau. La spécificité de l’OMVS et ce qui fonde son « success story » c’est d’abord le fait que les pays membres ont dès le début convenu de ne pas se focaliser sur l’allocation quantitative de l’eau entre pays riverains (où on débattrait de la question de savoir quel volume d’eau revient à chacun Etat) mais de privilégier plutôt l’allocation de l’eau par secteur d’usage et le partage des bénéfices générés par la mise en valeur de la ressource. En relation avec ce choix stratégique, les pays membres ont privilégié l’option de concevoir les grandes infrastructures de développement des ressources en eau comme des ouvrages communs (détenus en copropriété par les Etats membres quel que soit l’emplacement desdits ouvrages dans le bassin), de leur doter d’un statut juridique innovant et de d’arriver à un consensus en ce qui concerne les modalités de financement et de gestion de ces ouvrages ainsi que le partage des bénéfices découlant de leur exploitation. La particularité de l’OMVG, c’est qu’elle gère non pas un mais trois bassins fluviaux transfrontaliers : ceux des fleuves Gambie, Kayanga-Geba et Koliba-Corubal. Si on avait appliqué le modèle OMVS au bassin du Nil, la tension qui y règne suite à la construction du barrage de la Grande Renaissance par l’Ethiopie serait évitée. Le modèle OMVG permet de créer des regroupements de petits bassins fluviaux et de leur doter de cadres de coopération opérationnels (organisme de bassin). Le Sénégal est dans une position privilégiée en étant membre de l’OMVS et de l’OMVG, deux organismes de bassin parmi les plus dynamiques et exemplaires du monde.
Question 4 : Est-ce que le même modèle pourrait être adopté sur les aquifères transfrontières (le cas du bassin sénégalo-mauritanien) ? Quelles approches pour les eaux souterraines ?
L’Afrique compte environ 70 aquifères transfrontaliers, couvrant ensemble 40% de la superficie du continent. Ils jouent un rôle central dans l’alimentation en eau pour les populations humaines et animales et peuvent aider grandement à atténuer la pression sur les eaux de surface. Mais plusieurs facteurs gênent l’exploitation concertée des aquifères partagés. J’en citerai seulement quelques-uns. Il y a d’abord le gap de connaissance – les aquifères, surtout les plus profonds– sont mal connus (quantité et qualité des eaux, relations éventuelles avec les eaux surface, dynamiques, etc.). Ensuite, les aquifères épousent rarement les contours des bassins fluviaux, ce qui rend complexe la mise en place d’organes de gouvernance communs et/ou intégrés entre bassins fluviaux et nappes d’eaux souterraines. Il y a aussi le fait que l’impératif de coopération autour des nappes d’eaux souterraines n’est pas toujours évident. Par exemple, un pays peut décider, par une multitude de forages, d’exploiter la partie nationale d’un aquifère transfrontalier sans que les impacts de ces interventions soient manifestes et immédiats dans les autres pays partageant le même système aquifère. En conséquence, pour chaque système aquifère partagé, il est important de faire preuve de créativité et d’innovation dans la recherche de formules adaptées de coopération transfrontalière. Et c’est heureux de constater que cette démarche est adoptée dans les efforts de mise en place d’un mécanisme de concertation autour du Bassin aquifère sénégalo-mauritanien (BASM).
Question 5 : Vous êtes lead de l’un des produits que le Pôle Eau Dakar a présentés au Forum Mondial de l’Eau intitulé « Enjeux émergents de gestion des eaux partagées en Afrique », qu’est-ce qu’on peut retenir de cet ouvrage ?
Oui c’est vrai j’ai eu l’honneur et le privilège de coordonner la rédaction et la publication de cet ouvrage. Il s’est essentiellement agi d’analyser et de tirer les enseignements d’une quinzaine de cas de risques de conflits et d’exemples réussis ou prometteurs de coopération autour de ressources en eau de surface et souterraines partagées en Afrique. Quelles sont les principaux constats faits et enseignements tirés de cette étude ? Citons-en quelques-uns :
- La compétition pour le contrôle des eaux et des ressources associées s’intensifie, en particulier dans les bassins partagés. Le risque de conflits ouverts voire de confrontation militaire directe n’est donc pas à écarter. Les mêmes bassins partagés offrent cependant aussi des opportunités de coopération et de promotion de paix.
- Comme on l’a mentionné plus tôt, dans l’allocation de l’eau, il convient de mettre l’accent sur les usages (secteurs d’utilisation) plutôt que usagers (Etats riverains), sur le partage des bénéfices de l’exploitation de la ressource plutôt que celui de la ressource physique ;
- La mise en pratique de principes de partage des bénéfices est un puissant moyen non seulement pour prévenir les conflits de l’eau mais aussi pour combler le gap d’infrastructures hydrauliques structurantes.
- Les organismes de bassin (comme l’OMVS et l’OMVG) jouent un rôle central dans la prévention des conflits de l’eau et leur résolution lorsqu’ils surviennent ; il convient donc de les mettre en place là où ils n’existent pas encore et de les renforcer là où ils sont en place.
- La science (une bonne connaissance de la ressource et ses usages) est un allié important dans la résolution des différends et la prévention des conflits autour des ressources en eau partagées, surtout dans un contexte de changement climatique.
- L’Afrique dispose de grandes quantités d’eaux souterraines (100 fois plus importantes que les eaux douces de surface) qui gagneraient à être mieux connues et gérées afin de contribuer à une meilleure sécurité de l’eau dans le continent.