La rubrique «Parole ‘Eaux’ Acteurs» reçoit le Prof. Alioune Kane, personne ressource au Pôle Eau Dakar.
M. Alioune Kane est Professeur titulaire d’Hydrologie continentale de classe exceptionnelle à l’UCAD. Il a consacré l’essentiel de ses travaux et recherches sur l’hydrologie fluviale en milieu tropical. Il a soutenu sur le bassin versant du fleuve Sénégal une thèse de troisième cycle sur la dynamique fluviale (flux continentaux dissous et particulaires, invasion marine dans la basse vallée), et ensuite une thèse d’Etat sur l’après-barrage en étudiant les modifications hydrologiques, morphologiques, géochimiques et sédimentologiques. Il a par la suite intégré beaucoup de programmes sur les grands bassins versants africains mais également publié de nombreux articles, encadré de nombreux travaux de recherches de mémoires de maîtrise, de masters et de thèses sur l’aménagement des cours d’eau.
Dans cette rubrique, nous abordons la question de coopération dans le domaine des eaux transfrontalières en Afrique.
- Pouvez-vous nous faire, en quelques mots, l’historique de la coopération dans le domaine des eaux transfrontalières en Afrique ?
La question du partage de l’eau douce revêt une importance géopolitique majeure, compte tenu des nombreux hydro conflits signalés. Dans le monde, près de 300 bassins hydrographiques sont partagés entre différentes nations, notamment en Afrique. Les bassins fluviaux transfrontaliers sont le théâtre de relations complexes entre les pays riverains. De nos jours, l’eau est de plus en plus considérée comme un bien public mondial, et les enjeux sociaux, économiques et géopolitiques actuels appellent à une gestion rationnelle et durable de cette ressource précieuse. La coopération internationale autour de ces enjeux met en lumière l’interdépendance entre les gouvernances nationale et supranationale pour la gestion de ce bien commun. Essentielle au développement durable, l’eau, dont le partage est souvent source de conflits potentiels, a vu naître, dès le siècle dernier, une dynamique visant à transformer ces conflits potentiels en une coopération transfrontalière solide pour une meilleure gestion de la ressource.
En Afrique, la coopération dans le domaine des eaux transfrontalières s’est historiquement matérialisée avec la création d’organisations de bassin fluvial telles que l’Organisation des Etats Riverains du Fleuve Sénégal (OERS) et plus tard de l’Organisation pour la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal (OMVS), respectivement en 1968 et 1972 . Cependant, ce processus a dû surmonter divers obstacles, tels que le manque de coordination, les conflits d’intérêts et l’absence de mécanismes de résolution des conflits efficaces. Des avancées significatives ont été réalisées, notamment avec l’adoption de la Convention sur l’eau de 1997 par la CEE-ONU, la mise en place de programmes de coopération et d’initiatives régionales. Les défis actuels, tels que le changement climatique, la croissance démographique et la pollution, appellent à un renforcement de la coopération et à une gestion plus durable des ressources en eau.
La signature de la Convention de l’Union africaine sur l’eau en 2018, entrée en vigueur en 2021 avec la ratification de 32 pays africains, illustre cet engagement pour une gestion durable et une coopération renforcée autour des ressources en eau transfrontalières. En 2022, la création du Centre régional de l’eau pour l’Afrique de l’Ouest (CREPA) par la CEDEAO a marqué une étape importante dans ce processus, tout comme le lancement du Programme de coopération pour les eaux internationales en Afrique (CIWA) financé par la Banque mondiale.
L’année 2023 a vu l’adoption de la Déclaration de Dakar sur la sécurité de l’eau en Afrique, reconnaissant l’urgence d’améliorer la sécurité de l’eau sur le continent et soulignant l’importance de la coopération transfrontalière. De plus, le développement de projets d’infrastructures hydrauliques partagés, tels que le barrage de Bumbuna en Sierra Leone et le barrage de Kaleta en Guinée, témoigne de l’engagement des pays africains pour une utilisation collaborative et efficace des ressources en eau transfrontalières, soutenant ainsi le développement économique régional.
Ces avancées démontrent une prise de conscience croissante de l’importance de la gestion durable des ressources en eau et de la coopération transfrontalière en Afrique, signe d’un engagement accru des pays africains pour relever les défis liés à l’eau, cruciaux pour la sécurité, la stabilité et la prospérité du continent. - Comment la coopération régionale entre les pays du bassin du fleuve Sénégal et de la Gambie favorise-t-elle une gestion durable de l’eau et contribue-t-elle à renforcer la paix et la sécurité dans la région ?
Les bassins des fleuves Sénégal et Gambie, caractérisés par leurs régimes fluviaux tropicaux humides, sont fortement influencés par le rythme pluviométrique saisonnier. Leurs écoulements, mimant les précipitations des zones amont d’alimentation avec un léger décalage, dépendent de la répartition des précipitations, notamment dans des régions très arrosées comme le Fouta Djalon. Ces écoulements, ni réguliers ni permanents, se caractérisent par leur intermittence, résultant de pluies concentrées sur une période de quelques mois et une forte hétérogénéité spatio-temporelle. Les notions de volume écoulé et de durée de l’écoulement de crue prennent une importance particulière, soulignant la nature exogène de ces écoulements, fortement influencés par les précipitations des hauts bassins.
La longue saison sèche, les grandes étendues à pente faible, et la faiblesse de l’écoulement annuel, particulièrement durant les périodes récentes de sécheresse, favorisent l’étalement des eaux et leur disparition progressive par évaporation. L’impact de la dégradation hydrographique se manifeste rapidement, surtout lorsque la superficie du bassin dépasse une certaine taille.
Historiquement, les témoignages attestent que les débordements dans les deux bassins étaient significatifs. Au XIXe siècle, des explorateurs comme le lieutenant de vaisseau BRAOUZEC et le capitaine VALLIER ont observé et commenté ces phénomènes, indiquant qu’à une époque récente, la Sénégambie aurait pu être un vaste delta. Ces observations suggèrent qu’un changement climatique considérable a eu lieu à la fin de ce siècle.
L’effort de valorisation des données anciennes par des institutions comme l’ORSTOM, l’IRD, les Universités ainsi que la coopération avec les services hydrologiques nationaux et les relevés effectués par l’OMVS et l’OMVG ont permis d’acquérir une meilleure compréhension des ressources en eau. Cette connaissance approfondie est cruciale pour la gestion de l’eau dans la région.
Actuellement, la coopération régionale dans les bassins du Sénégal et de la Gambie est vitale pour une gestion durable de l’eau, jouant un rôle clé dans le renforcement de la paix et de la sécurité. Cette coopération, illustrée par des organisations comme l’OMVS et des programmes comme le Programme de Gestion Intégrée des Ressources en Eau du Bassin du Fleuve Gambie, implique le partage équitable des ressources, la planification et le développement concertés d’infrastructures, et la gestion intégrée des ressources en eau. Ces initiatives, qui comprennent la protection des sources d’eau contre la pollution et la dégradation, favorisent la confiance, le dialogue, et préviennent les conflits liés à l’eau.
Les projets de développement hydrauliques, comme le barrage de Diama et le barrage de Manantali, stimulent non seulement l’intégration économique et le développement régional, mais contribuent aussi à la stabilité et à la sécurité. En réduisant les risques de conflits liés à la rareté de l’eau, la gestion durable des ressources en eau favorise la paix et la sécurité dans la région. Les succès de l’OMVS et des programmes similaires servent d’exemples pour d’autres régions confrontées à des défis similaires, soulignant l’importance de la coopération régionale et internationale dans la résolution des problématiques environnementales et le développement durable. Ces efforts conjoints renforcent la gestion efficace des ressources en eau, contribuant à la construction d’une paix durable et à la promotion de la sécurité dans la région. La coopération dans la gestion des eaux transfrontalières entre les pays du bassin du fleuve Sénégal et de la Gambie se présente ainsi comme un modèle réussi de collaboration interétatique, offrant des leçons précieuses et des stratégies à adopter pour une gestion de l’eau et un développement durable réussis. - Quelles recommandations spécifiques pouvez-vous formuler à l’attention des décideurs politiques, des acteurs de la société civile et des populations locales pour renforcer la gestion de l’eau dans les bassins partagés du Sénégal et de la Gambie, en complément des travaux de l’OMVS et de l’OMVG ?
Pour améliorer la gestion de l’eau dans les bassins partagés du Sénégal et de la Gambie, plusieurs recommandations sont proposées à l’intention des décideurs politiques, de la société civile et des populations locales.
Pour les décideurs politiques, il est crucial de renforcer le cadre juridique et institutionnel. Cela comprend l’adoption de lois et de politiques favorisant la coopération transfrontalière dans la gestion de l’eau et la création d’institutions robustes pour la mise en œuvre de ces politiques. Un investissement significatif dans les infrastructures hydrauliques est également nécessaire, avec le développement de barrages, canaux d’irrigation et stations de traitement de l’eau partagés. La promotion de la recherche et du développement dans le domaine de la gestion durable des ressources en eau et des technologies innovantes est une autre priorité. De plus, un renforcement de la coopération régionale à travers la participation active aux initiatives régionales en matière d’eau est essentiel.
Du côté de la société civile, une participation active à la prise de décision concernant la gestion de l’eau est encouragée. Il est important de sensibiliser les populations locales à l’importance de la gestion durable des ressources en eau et de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils s’engagent dans la coopération transfrontalière pour la gestion de l’eau.
Pour les populations locales, l’adoption de pratiques agricoles et domestiques durables qui contribuent à la conservation de l’eau est recommandée. La protection des sources d’eau contre la pollution et la dégradation environnementale est une autre mesure cruciale. Les populations sont également encouragées à s’impliquer dans les initiatives de gestion de l’eau au niveau local.
En complément de ces recommandations, il est important de renforcer les capacités des acteurs à tous les niveaux pour une gestion efficace de l’eau. Cela inclut le renforcement des capacités techniques, institutionnelles et financières des acteurs impliqués. Une gestion de l’eau efficace et collaborative dans les bassins partagés du Sénégal et de la Gambie peut ainsi être atteinte, contribuant à la durabilité environnementale, à la sécurité de l’eau et au développement économique régional. - En conclusion, quel message souhaitez vous transmettre aux lecteurs de la Newsletter du Pôle Eau Dakar concernant l’importance de la gestion de l’eau dans les bassins partagés et l’engagement nécessaire pour promouvoir une gestion durable de l’eau dans ces régions ?
L’eau est une ressource précieuse et partagée. La gestion durable des ressources en eau dans les bassins partagés est essentielle pour la paix, la sécurité et le développement durable.
Ensemble, nous pouvons :
- Promouvoir la coopération transfrontalière
- Investir dans des infrastructures durables
- Adopter des pratiques de gestion de l’eau efficaces
- Sensibiliser à l’importance de l’eau
Agissons ensemble pour préserver l’eau pour les générations futures !